Depuis la chute du régime dictatorial des Duvalier en 1986, les Haïtiens aspirent à une démocratisation de l’appareil étatique. Cet idéal démocratique tant espéré demeure jusqu’à aujourd’hui un vulgaire fantasme dans l’imaginaire collectif haïtien. La crise politique que connaît le pays ne date pas d’hier, elle s’est manifestée au cours du temps par des coups d’État militaires, par des soulèvements populaires pour exiger le départ du gouvernement sur place. Le peuple a souvent eu recours à la violence pour faire entendre ses revendications, d’où la naissance du terme « dechoukay »
Le mot dechoukay vient du français « dessouchage », c'est-à-dire extraire la souche après l'abattage d'un arbre. Un dechoukay peut signifier la destruction d’un domicile, d’une institution ou le lynchage d’individus. L’historien Roger Gaillard a utilisé ce terme pour décrire la mise à sac du domicile d’Anténor Firmin par la foule, en 1902, après la fuite de celui-ci, inscrivant ainsi le terme dans une des tendances lourdes de l’histoire d’Haïti. La foule, faute de pouvoir éliminer physiquement l’ennemi, détruit ce qui le symbolise, sa maison, sa voiture etc. C’est toutefois dans les années 80 que le terme adoptera son usage public comme forme d’épuration violente qui conclut la période dictatoriale.
Pour mieux appréhender le phénomène du dechoukay il faut se tourner vers les pratiques politiques haïtiennes qui tendent plus vers l’anarchie que la démocratie. Plutôt que de prôner le changement du système, nos acteurs politiques préfèrent remplacer un groupe par un autre pour émuler ses défauts et jouir de privilèges ce qui n'a d'autre effet que de provoquer des événements violents au sein du peuple.
Cette légitimation de la violence populaire alimentée par nos dirigeants entraîne un affaiblissement de nos institutions et le dysfonctionnement de la démocratie avant même qu’elle ne soit instaurée.
Haïti est devenu un pays où la violence s’érige comme le principal ingrédient de tous nos combats politiques. Cette prégnance de la justice populaire suggère une articulation à la faiblesse de l’État de droit et à la faiblesse de la citoyenneté en Haïti, les pauvres refusant leur confiance à un système légal qui les exclut.
Pendant longtemps, surtout au cours des 30 dernières années, les structures sociales se sont tellement déchirées et fragmentées que le dechoukay est devenu le seul moyen de protestation individuelle et collective offert à la société. La société haïtienne est actuellement en proie à une violence armée intense qui entrave la devise de grande unité, en tant que première république noire du monde. Nos dix dernières années ont été surtout marquées par la fédération des gangs armés, le kidnapping et l’ascension fulgurante de l’insécurité.
Les 6 et 7 juillet 2018 des émeutes sont éclatées dans le pays après l’annonce de l’augmentation des prix du pétrole par le gouvernement du président Jovenel Moïse. De nombreux entreprises ont été pillées, d’autres incendiées. Pas plus loin que la semaine dernière la population s’est livrée à des scènes de pillages et d’incendies dans plusieurs grandes villes du pays, notamment à Port-au-Prince et aux Gonaïves pour réclamer de meilleures conditions de vie. Il n’est pas rare que des manifestations dites « pacifiques » se tournent rapidement au dechoukay, tout dépend de l’humeur des manifestants.
La violence armée révélée ci-dessus est l'un des grands problèmes de la société haïtienne. Il ne s'agit pas d'un simple phénomène marginal isolé du contexte socio-politique dans lequel nous vivons. C'est une des formes que prend le dechoukay dans notre société. Les revendications populaires sont souvent justes mais il est évident que le dechoukay n'est pas la meilleure façon de les exprimer. Il incombe à nos dirigeants de changer de pratiques politiques pour éradiquer ce phénomène de notre société.
Par Obanex François
Crédit photo : Ted'Actu
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